Elle n'a pas l'habitude de pleurer. Depuis toujours elle déteste ça. Les larmes, c'est pour les faibles. Elle trouve ça, assez pathétique, surtout en public.Même quand elle était petite, elle préférait se cacher sous les draps et mordre son oreiller plutôt que de montrer que son coeur de petite fille pouvait souffrir aussi. Elle s'est toujours montrée dure avec elle-même parce qu'elle a très vite compris que s'apitoyer sur son sort ne l'améliorait pas et ne servait à rien. Les obstacles, il faut les affronter pour mieux pouvoir les surmonter. Elle se revendiquait garçon manqué, fière de l'être. Même à ses enfants, elle ne cesse de leur scander que "pleurer ne sert à rien dans la vie". Le comble, lorsque l'un deux est une véritable fontaine, il peut passer du rire aux larmes et inversement en quelques instants. Ces pleurs peuvent scander une journée et ont le don de l'exaspérer au plus haut point.

Encore maintenant, les larmes de crocodiles des autres l'insupportent. Pour elle, on ne pleure que lorsque la souffrance morale est telle que les larmes se font libératrices. Même le jour de la naissance de ses enfants, elle n'a pas pleuré. Il faut dire que la souffrance physique balaie tout comme une gigantesque vague qui ne laisse derrière elle que le soulagement d'un accomplissement.

Vous l'aurez compris, c'est difficile de l'émouvoir. Le facteur peut toujours s'accrocher avec ses calendriers de chatons à la con. Elle n'est pas insensible, notez bien, c'est juste que les larmes, c'est quand on a mal, vraiment mal.

Pourtant, elle regarde toujours avec une indulgence amusée, le trop plein d'émotion qui perle dans les yeux de son mâle qui affiche toujours un sourire un peu mièvre lorsqu'il regarde une de ces comédies romantiques avec Julia Roberts ou Hugh Grant. Hé oui, le mâle est un grand sensible et en fait, elle, ça lui plaît beaucoup.

Ces derniers temps, pourtant, il lui est arrivé de chialer. Elle appelle ça chialer quand elle trouve que, franchement, ça n'en vaut pas la peine. Elle en a chialé de devoir quitter sa région d'adoption. Pour elle, elle s'est fait une raison très vite. Si elle a pleuré, c'est parce qu'elle sait qu'ils vont faire souffrir les enfants avec ce déménagement. Certes, les enfants s'adaptent très vite mais elle apréhende de bouleverser leur petit quotidien rassurant pour les propulser dans l'inconnu, dans l'abstrait.

Elle a d'ailleurs réalisé que, depuis qu'elle est devenue maman, une part non négligeable de son coeur s'est transformée en une guimauve assez dégoulinante, assez peu ragoûtante. Elle doit bien avouer, que parfois, des larmes d'émotion lui montent aux yeux lorsqu'elle les voit particulièrement heureux ou bien lorsqu'ils dorment et qu'elle n'en finit pas de remercier Dieu tout en croisant les doigts dans son dos.

Hier soir, elle a vraiment pleuré, pour de vrai. C'est arrivé d'un coup, dans la voiture, elle ne s'y attendait pas. Une discussion banale avec l'aîné qui a dégénéré lorsqu'il lui a avoué que son petit frère il s'en passerait et que même, il ne l'aimait vraiment pas. Ces paroles assénées calmement, froidement comme s'il lui avait annoncé que finalement, non, il n'aimait plus les nuggets, lui ont causé une peine réelle. La part non négligeable de guimauve de son coeur a fait débordé les larmes de ses yeux sans qu'elle ait pu les retenir. Heureusement, il faisait nuit noire et le temps de rentrer à la maison, c'était fini. Le papa, lui, était furieux contre son rejeton, jaloux de son petit frère parti passé la journée avec son parrain. Il n'a d'ailleurs pas mâché ses mots pendant que la mère mâchait ses larmes.

Elle avait bien remarqué depuis quelques mois, les chamailleries plus fréquentes, la distance que semblait prendre parfois l'aîné avec ce petit frère capricieux. Son coeur se serrait quand le petit insupportable enlaçait le grand pour lui déclamer son amour et que l'aîné, gêné, restait les bras ballants et muet. Elle avait mis ça sur le compte de l'aîné qui devenait grand, des possibles moqueries dans la cour d'école, lui qui était si expansif avec son petit frère. Elle comprend mieux ses envies de régression, ses nostalgies du temps où il était un nourrisson. Elle avait été très surprise de l'entendre dire qu'il aimerait retourner dans son ventre. Ca l'avait fait frissonner, elle, qui n'apprécie vraiment pas le temps béni de la grossesse.

Ils avaient discuté plusieurs fois du rôle de l'aîné pas toujours évident mais aussi de tous les avantages que les plus petits n'ont pas. Elle avait essayé de lui faire comprendre que si son petit frère était parfois chiant, il faut dire ce qui est, c'est parce qu'avoir un grand frère qui sait toujours tout, qui fait toujours tout mieux que soi, qui est le plus fort, le plus grand, cela pouvait aussi être exaspérant. Surtout quand l'aîné ne se prive pas de le lui faire remarquer.

Et aujourd'hui, elle a vu ça lorsqu'elle a demandé au cadet de monter pour la sieste alors qu'il faisait des collages l'un à côté de l'autre: l'aîné s'est levé pour prendre son petit frère dans ses bras pour le faire descendre de son siège tout en lui assénant "allez, mon bébé, c'est l'heure d'y aller!". Le petit en a profité pour se blottir contre lui tout en l'assurant de son amour auquel il a répondu simplement mais sincérement.

Elle était sidérée. Les mots lui ont manqué, elle s'est contentée de serrer le grand un instant contre elle, d'effleurer ses cheveux d'un baiser, de lui murmurer "merci". Il a levé ses yeux verts si semblables aux siens dans lesquels elle a pu lire sa demande de pardon, son besoin de rédemption, son regret sincère du chagrin causé.

Puis elle est montée, à la suite du cadet, la vue un peu brouillée...

Ca, c'est de la guimauve, ma p'tite dame!

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